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La face cachée de la réduflation

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Le coût du panier d’épicerie gonfle, alors que les produits en vente sur les tablettes, eux, rétrécissent : le contenant de crème glacée a parfois même fondu au point d’en devenir taxable. Mais ce phénomène de la « réduflation » ne fait l’objet d’aucun encadrement ni surveillance, malgré ses conséquences sur votre portefeuille.

« Il n’y a pas de recensements fiables sur lesquels on peut se baser, se désole le professeur Jordan LeBel, spécialisé en marketing alimentaire. Rien. »

« Si on trouve des choses, ça va être des anecdotes, sur Instagram ou d’autres réseaux sociaux, ou par des blogueurs qui vont le documenter. Mais avec quelle fiabilité? C'est à prendre avec un grain de sel. »

— Jordan LeBel, Université Concordia

réduflation n. f. ■ Contraction des mots « réduction » et « inflation ». Stratégie commerciale visant à modifier un emballage pour diminuer la quantité d’un produit, tout en conservant, ou en augmentant légèrement, le prix de vente. Aussi connue sous le nom de « sous-dimensionnement ». Calques des expressions shrinkflation ou downsizing, en anglais.

Des dizaines de milliers de produits alimentaires reposent sur les tablettes de nos épiceries. Fruits et légumes, viandes, produits transformés ou surgelés… impossible toutefois d’en faire l’inventaire complet.

Il n’existe en réalité aucune base de données répertoriant l'ensemble des aliments en vente au Canada. Encore moins de registre détaillant les changements de formats qu’ont subis au fil du temps les produits achetés par les consommateurs.

« Il y a peu d’informations objectives et vérifiables sur la réduflation, réitère Jordan LeBel. On comprend pourquoi on est dans le flou quand on constate l’impossibilité d’interroger des bases de données ou d’autres sources crédibles. »

Un travail de longue haleine

Option consommateurs s’est penché, il y a maintenant 10 ans, sur le phénomène.

Dans son rapport, l’organisme québécois de protection des consommateurs recommande notamment de « répertorier les entreprises qui font du sous-dimensionnement », leurs pratiques et l’impact sur les prix de leurs produits.

Depuis son dépôt au Bureau de la consommation d’Industrie Canada, en juin 2013, rien n’a bougé du côté des gouvernements fédéral et provinciaux, et personne ne fait encore de surveillance des manufacturiers.

« Le problème, c’est que pour vraiment mesurer l’ampleur du phénomène, il faudrait faire un monitoring des formats et des prix, explique l’avocate à Option consommateurs Sylvie De Bellefeuille. Mais quand on regarde la quantité de ce qui est disponible en épicerie, on réalise que c’est une tâche colossale. »

Aidez-nous à mesurer l’ampleur du phénomène

Au cours des dernières semaines, nous avons recensé une vingtaine de produits désormais associés au sous-dimensionnement parce qu’ils ont fait les manchettes au fil des ans. Il s’agit sans doute seulement de la pointe de l’iceberg.

C’est pourquoi nous faisons appel à vous pour garnir notre base de données. Vous pouvez remplir le formulaire ci-dessous ou nous faire parvenir un courriel.

L’intérêt de procéder à cette recension est là, selon les experts, pour éviter de laisser le champ libre aux compagnies, mais surtout pour protéger les consommateurs des conséquences parfois même inattendues de la réduflation.

Des formats réduits… et des taxes!

La principale conséquence pour le consommateur est d’en avoir moins pour son argent. Car en diminuant leurs formats pour s’ajuster aux pressions inflationnistes, certaines entreprises semblent avoir négligé les impacts collatéraux de leur décision.

« Avec la réduflation, il y a des produits qui sont dorénavant taxables, parce qu’ils deviennent des collations plutôt que des produits d'épicerie », a constaté Sylvain Charlebois, directeur scientifique du Laboratoire de recherche en sciences analytiques agroalimentaires de l’Université Dalhousie.

Un montage de plusieurs contenants de crème glacée de différents formats.

Les formats de crème glacée sont nombreux, mais notez bien que tous ceux qui font moins de 500 ml sont considérés comme des « portions individuelles » et sont donc taxables.

Avec leurs nouveaux contenants de crème glacée sous les 500 millilitres ou encore en faisant passer la boîte de barres tendres de six à cinq barres, des entreprises ont non seulement joué au jeu de la réduflation, mais ont du même coup imposé des coûts supplémentaires aux consommateurs.

« C'est vraiment trompeur, parce qu’on ajoute en taxes un 13 à 15 % de plus au prix de vente. »

— Sylvain Charlebois, Université Dalhousie

« Leur décision génère en plus des revenus pour l'État », s’étonne le professeur Charlebois.

Interrogés à ce sujet, ni Revenu Canada ni Revenu Québec n’étaient en mesure d'estimer combien de produits étaient devenus taxables à cause de la réduflation.

« Les fabricants sont libres d’apporter des changements au format des produits. Toutefois, le statut fiscal des fournitures pourrait être affecté par ces changements », répond simplement Revenu Québec.

Encore une fois, ces impacts de la réduflation passent inaperçus parce que personne ne répertorie les produits en vente sur les tablettes des épiceries et leurs changements.

Statistique Canada et la réduflation

Une autre agence gouvernementale, Statistique Canada, compile toutefois les prix de milliers d’aliments, pour mesurer l’inflation à l’aide de l’indice des prix à la consommation.

Sa collecte de données lui a permis de constater que « les exemples de réduflation sont omniprésents » au Canada, autant parmi les produits laitiers et céréaliers que les conserves, les surgelés et les grignotines. Même les produits ménagers et de soins personnels n’y échappent pas.

Toutefois, l’agence fédérale ne peut rien faire de plus que le confirmer. « Nous avons les marques et les produits touchés par les changements de format, mais c’est de l'information confidentielle selon les termes et conditions de l’enquête sur les prix », indique un porte-parole de l’organisme.

Statistique Canada n’est pas en mesure non plus d’évaluer si le phénomène a pris de l’ampleur au fil des ans ni s’il touche une infime ou plutôt une vaste portion de notre panier d’épicerie. « Cela demanderait un important travail manuel de compilation d’information » et les données recueillies présentement ne le sont pas dans ce but.

Au Royaume-Uni, l'Office national de la statistique (soit l’équivalent de Statistique Canada) a interrogé ses données sur les prix des aliments pour mesurer l’ampleur de la réduflation. Au total, 206 produits, dont le format a été réduit, ont été répertoriés entre septembre 2015 et juin 2017, soit de 1 à 2,1 % de son échantillon, selon ses estimations.

Comme son échantillonnage est limité, l’agence précise que la proportion des produits identifiés n’est pas nécessairement représentative de la réalité sur le marché alimentaire.

Cet exercice a été effectué une seule fois, et ne sera pas répété, puisque les données de travail ne sont pas structurées pour procéder à ce genre d’analyse, qui avait demandé « un travail assez gourmand en ressources ».

Même si Statistique Canada dit en tenir compte dans son calcul, Sylvain Charlebois s’interroge sur l’impact du sous-dimensionnement sur l’inflation alimentaire. « On ne sait pas à 100 % si Statistique Canada le prend en compte ni comment », indique-t-il.

« L’autre affaire qui m’inquiète, c’est que la réduflation commence à affecter les produits frais, plus seulement les aliments transformés », affirme le professeur, en citant l’exemple du casseau de fraises qui passera cet été à 750 ml, au prix qu'était le litre avant (ou sinon plus).

Une stratégie commerciale qui ne date pas d’hier

Les experts font remonter la réduflation aux années 1990, voire 1970.

« Le fait de réduire les quantités, c’est quelque chose qui existe depuis longtemps, confirme Maryse Côté-Hamel, qui se spécialise en sciences de la consommation. On voit le phénomène réapparaître, ou il devient plus important, dans les périodes d’inflation. »

Confrontés aux coûts plus élevés de leurs matières premières, du transport ou encore de la main-d’œuvre, les fabricants préfèrent réduire les quantités plutôt que d’augmenter substantiellement les prix, afin de conserver leur marge de profit.

« On l’a vu en 2008-2009, pendant la crise économique, rappelle Sylvain Charlebois. Et on le vit encore actuellement », avec le désalignement de la chaîne d’approvisionnement provoqué par la pandémie de COVID-19 et la pénurie de main-d’œuvre.

Le professeur ne croit toutefois pas que le phénomène a pris de l’ampleur. Il ne passe juste plus autant sous le radar des consommateurs. « C’est vraiment depuis quelques années seulement que les gens surveillent et se sentent offusqués », remarque-t-il.

Un montage de différents contenants de jus d’orange au fil du temps.

De 2 litres à 1,5 litre, le contenant de jus d’orange a rétréci de 25 %, une réduction de format qui aurait sans doute fait plus de bruit si elle n’avait pas été étalée sur plus d’un quart de siècle.

Le mot d’ordre, avec la réduflation, est de réduire la quantité pour conserver le même prix de vente, ou sinon pour en limiter l’augmentation, puisque le consommateur réagit généralement moins négativement à un changement de format qu’à une hausse de prix.

« On sait qu’en marketing, les consommateurs vont moins s’en rendre compte, confirme la professeure Maryse Côté-Hamel. Ça va aussi passer plus à l'œil nu si on diminue la quantité du produit par un maximum de 10 %. Souvent, ils vont y aller d'une diminution graduelle de 5 à 6 % à la fois, pour s'assurer que le consommateur ne s’en aperçoive pas. »

Au fil du temps, par exemple, les contenants de jus d’orange, souvent considéré comme l’emblème de la réduflation, sont passés, progressivement, de 2 litres à 1,5 litre.

Il existe un monde de possibilités entre la transformation complète de l’emballage et la réduction de la quantité sans même retoucher le contenant. Et toutes les tactiques se valent, d’un peu plus d’air dans les sacs de croustilles à un renflement plus prononcé sous les bouteilles en passant par des boîtes ou des conserves plus hautes, mais moins larges.

« L’objectif est assurément que ça ne paraisse pas trop aux yeux du consommateur. »

— Maryse Côté-Hamel, Université Laval

La multiplication des différents formats dans les rayons des épiceries peut aussi faire en sorte que des changements de formats se perdent dans la masse.

Un montage de sacs de croustilles de différentes tailles.

Un sac de croustilles d’une même marque peut se détailler en plusieurs formats, mais ceux-ci varient parfois même selon les saveurs et les spécificités.

Parfois, les changements de formats s'accompagnent d’une baisse de prix. Peut-on alors considérer qu’il s'agit quand même de réduflation? La plupart du temps, oui, puisque la variation du prix demeure inférieure à la quantité disparue du produit.

Légal, mais immoral?

Aux yeux de la loi, les manufacturiers n’ont qu’une seule obligation : indiquer le poids de leur produit sur la face principale de l’emballage.

« Ce n’est pas illégal en soi de modifier les formats, comme ce n'est pas illégal non plus d’augmenter les prix », explique Sylvie De Bellefeuille, d’Option consommateurs.

« Si on vous vend quelque chose plus cher parce que les coûts de production ou des produits de base ont augmenté, ça peut arriver. Mais lorsqu’on diminue le format, le consommateur finit par payer plus cher sans s’en rendre compte. »

— Sylvie De Bellefeuille, Option consommateurs

« C’est une pratique qui manque de transparence », juge-t-elle.

En fin de compte, les compagnies ont le plein contrôle sur leurs produits et c’est aux consommateurs que revient le fardeau de déceler les augmentations de prix camouflées sous des changements de format.

Une tâche ardue, puisqu’elle repose sur la mémorisation de vos achats au fil des mois.

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« Actuellement, on prend les gens pour des valises, on essaie d’éviter d’en parler, déplore Sylvain Charlebois. C’est un sujet tabou. »

Il voudrait que les entreprises s’ouvrent davantage sur leurs pratiques commerciales. « Qu’elles disent : “Oui, on le fait”, donne-t-il pour exemple. Je pense qu’il faut que les compagnies avouent que cette pratique-là existe, pour qu’on puisse passer à autre chose. »

Et maintenant?

D’ici là, de nombreux experts aimeraient que le phénomène de la réduflation soit enfin documenté, pour justement forcer les entreprises à plus de transparence.

« Est-ce qu’on devrait? Oui. Je pense qu’on doit le faire », assure Jordan LeBel.

Le problème, en ce moment, c’est que les entreprises ne sont redevables à personne, mis à part peut-être aux actionnaires, lorsqu’elles sont cotées en bourse, ou aux consommateurs, sur qui elles comptent pour continuer à acheter leurs produits.

Ironiquement, ce sont eux qui pourraient changer la donne.

Mais encore faut-il qu’ils remarquent les changements, alors que rares sont les occasions où les nouveaux formats côtoient les anciens sur les tablettes. Généralement, la réduflation laisse peu ou pas de traces parce que les stocks sont écoulés avant de sortir les nouveaux produits. Les « preuves » deviennent dès lors difficiles à rassembler.

« Autrement, c‘est la vigilance, suggère l'avocate Sylvie De Bellefeuille aux consommateurs. Ou sinon de bouder certains produits. Ou de communiquer directement avec les services à la clientèle des fabricants ou des épiceries. »

« Si un paquet de personnes les appellent pour manifester leur mécontentement, ça peut peut-être les faire réfléchir. Ils ne veulent pas perdre leurs clients. »

— Sylvie De Bellefeuille, Option consommateurs

Inutile toutefois de faire une plainte à l’Office de la protection du consommateur du Québec, puisque celle-ci ne serait pas retenue de toute façon.

« Les commerçants et les fabricants peuvent décider comme bon leur semble de la dimension, des quantités et des prix associés à tel ou tel produit, indique-t-on par courriel. Il n’y a pas d’infraction à la Loi sur la protection du consommateur dans des cas de ce que l’on nomme la “réduflation”. »

À défaut d’avoir accès aux données nécessaires, Radio-Canada va répertorier au cours des prochaines semaines des produits dont le format a changé au fil des ans, en plus de recevoir les soumissions des internautes, pour mesurer, autant que possible, le phénomène.

Le professeur Jordan Lebel, lui, évoque l’idée d’un observatoire ou d’une chaire de recherche qui aurait ce mandat de surveillance de l’industrie, qui ne relève présentement de personne.

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Daniel Blanchette Pelletier journaliste, Melanie Julien cheffe de pupitre, Anis Belabbas et Francis Lamontagne designers, Josselin Pfeuffer illustrateur, André Guimaraes et Mathieu St-Laurent développeurs et Danielle Jazzar réviseure linguistique