À la recherche du Commando perdue
Je suis né quelques jours après l'assassinat de John F. Kennedy. A la fin des années 60, je jouais dans mon carré de sable et je ne m'arrêtais que pour regarder les autos et les motos passer dans ma rue. C'était l'époque des gros clubs de motards et lorsqu'ils passaient dans mon village natal (St-Agapit), enveloppé dans un torrent de chrome et de décibels, la plupart des gens les regardaient avec dégoût. Mais moi, ti-cul de 7-8 ans, je les regardais défiler jusqu'au dernier et je savais qu'un jour, j'aurais une moto, plus que ça: UN BECIQUE A GAZ !

La première moto que j'ai conduite (à l'âge de 12 ans) était celle de mon frère: une Kawa 125cc semi-trail, semi-route. J'ai passé quelques étés d'ardues négociations avec mon frère, car je ne pensais qu'à faire de la moto. Le bruit et la "boucane bleue" générés par mon passage ont eu un effet dévastateur sur ma bonne réputation, le quartier au complet souhaitait de tout cœur que j'me plante pour de bon (ce qui n'est jamais arrivé). Je roulais dans la plus complète illégalité: en shoe-clack, t-shirt, pas de casque, pas de tête ...

Le milieu de mon adolescence correspond à la fin des années 70. Je ne suis donc pas de la génération des motos Anglaises mais bien des motos Japonaises (ne me tirez pas de roches, j'y peux rien... ). Les quatre cylindres japonais étaient pour nous le top du top, tant pour le look que pour le son. Moi et mes t'chums on salivait jour et nuit pour l'un de ces engins. La Honda CB750 (la vieille) était pour moi le summum et, encore aujourd'hui, c'est un très bel engin.

Ma première moto à moi fut une Honda CB 350, deux cylindres, 1973, de couleur orange brûlé. La grande admiration de Soichiro Honda pour les motos britanniques était bien évidente lorsque l'on regardait de près ce modèle (comme c'est également le cas pour la CB750). Ma mère, comme la plupart de nos mères, n'appréciait pas du tout ma nouvelle acquisition. Mon père n'a pas dit un mot et j'ai découvert plus tard pourquoi : quand je n'étais pas là, il partait avec !

J'ai donc passé ma première soirée, ou devrai-je dire ma première nuit, de nouveau motocycliste à tourner en rond dans le stationnement de l'aréna et ce, dans un profond état d'extase (je n’avais pas de plaque). C'était une chaude soirée d'août; j'avais 16 ans. Je vois encore la lumière des cadrans, le son, les vibrations, l'éclat du chrome dans la nuit; j'étais seul au monde et, encore plus seul que je ne le pensais, lorsqu'à trois heures du matin j'ai manqué de "gaz" et que la station-service d'en face était fermée. J'étais malgré tout heureux de pousser l'engin jusque chez nous et de finir la nuit assis sur la galerie, tout simplement à regarder ma moto.

Je suis entré dans la vie d'adulte sans pour autant perdre le goût de la motocyclette, contrairement à la plupart de mes t'chums. Mes études ont forcé quelques étés sabbatiques de moto, mais j'en ai toujours possédé une. Je passais d'une moto japonaise à une autre.

Une vraie motocyclette, pour moi, est l'équivalent du cheval pour un cow-boy. Issu d'une très grande tradition de design et de conception, c'est un objet très personnel qui fait appel à un groupe de personnes bien spécifiques et passionnées de la chose. Ce n'est pas un moyen de transport banal et il n'y a pas de place pour monsieur tout le monde. Le constructeur d'un vrai bécique ne fait pas, ou n'a pas fait, de compromis pour plaire à tout le monde. Il adopte un design et une conception bien à lui, simple et facile d'entretien, et ne passe pas son temps à tout changer d'un bout à l'autre. On aime ou on n'aime pas, c'est tout. Et c'est comme ça que l'on développe la fidélité des vrais maniaques de la chose: ceux qui aiment une Triumph apprécient autant ses défauts que ses qualités car il y a une constance dans les modèles. Ils en viennent à parfaitement connaître leur bécique, les pièces et les techniques d'entretien sont sensiblement toujours les mêmes.

Le vrai motocycliste est pour moi quelqu'un qui possède un vrai BECIQUE A GAZ, c'est-à-dire une moto telle que décrite plus haut, une moto légendaire qui a un style bien à elle et qui n'est pas parfaite. Le motocycliste en vient à connaître parfaitement sa monture et il est le seul qui peut la faire démarrer, la conduire et l'entretenir parfaitement. Il ne peut pas tout faire, mais il n'a pas peur de se salir les mains. Il personnalise sa moto et se fout du style des autres. Sa moto devient son moyen d'évasion dans une société trop conformiste qui tend à nous suggérer des passe-temps plus "politically correct". Quand tu roules en moto, y'a personne pour te dire que t'as mal travaillé au bureau cette semaine, personne pour te reprocher de ne pas avoir fait ton gazon, pas de publicité, pas de musique énervante, pas de téléphone, personne ne peut te rejoindre: tu es seul avec la route et ton bécique, LA PAIX.

La motocyclette des années 80 n'évoluait vraiment pas dans ce sens. Les constructeurs qui inondaient le marché, c'est-à-dire, les japonais, passaient et passent encore leur temps à essayer d'adapter leurs modèles au profit de monsieur tout le monde. Au lieu d'adopter un style bien à eux, ils changent constamment de modèles et modernisent la chose jusqu'à ce qu'elle n'ait plus de défauts. Ils n'y a plus d'exclusivité, tout le monde peu avoir une moto et la chose est banalisé. Une balade en moto n'est plus un instant magique mais plutôt quelque chose de quotidien et banal. De quoi vous faire perdre le feu sacré...

Mais ma passion des motos ne s'est jamais éteinte. C'est la seul partie de mon adolescence qui refuse obstinément de mourir. Mes goûts dans le domaine se sont beaucoup raffinés par mes nombreuses lectures. J'ai pu ainsi élargir mes horizons et découvrir des modèles de motos qui correspondaient vraiment à ma conception d'un vrai bécique: Indian, Ducati, Moto Guzzi, BMW, Harley-Davidson, mais surtout, surtout les Motos Britanniques!
Elles ont tout: tradition, style et conception bien à elles, simplicité, constance, de vraies sculptures sur roues.

Et c'est par un soir d'hiver, en écoutant du Pink-Floyd et en regardant une revue de moto, que j'ai fini par arrêter mon choix. Une Norton Commando 850 roadster 73 ou 74, noire lettré or. L'incarnation même du BÉCIQUE A GAZ. La consigne était claire: il m'en faut une ! C'était le début d'une longue et stimulante recherche.

Pas facile au début quand tu ne connais personne dans le domaine. J'ai fait de nombreux téléphones et kilomètres pour tomber sur des cas, tel qu'une Yamaha XS 650 en train de rouiller dans une grange (le gars a dit: "j'pensais que c'tais une Triumph..."), ou finalement sur un bonhomme qui te dit: "j'ai déjà eu une Norton Commando. Elle traînait, dans le hangar depuis plusieurs années. Je l'ai envoyée à la scrap l'année passée. Si tu étais venu avant, je te l'aurais donnée..." (Grrrrrrr....).

Je suis également tombé sur quelques gars qui effectivement avaient une moto anglaise, mais qui préféraient la laisser rouiller sur place plutôt que de la vendre. La valeur monétaire des engins restait toujours un sujet des plus tabous ! Devant l'apparente rareté de la chose, j'étais prêt à considérer n'importe quelle moto anglaise de plus de 500 cc, peu importe l'état (je n'avais pas d'idée de l'enfer que j'aurais vécu si j'étais tombé sur un "basket case"). En dernier, j'appelais même dans les cours à scrap pour voir s'il n'y traînerait pas à quelque part une épave de moto anglaise oublié...

En janvier 1992, j'ai eu la chance de tomber sur un vrai fanatique de moto anglaise, Jean-Yves Corriveau, qui s'est fait plaisir de me montrer sa rutilante Triumph 650 cc et la BSA 500 cc de son frère. Elles semblaient sortir tout droit de l'usine: la peinture, les chromes, tout brillait! Je suis tombé à genoux et je me suis mis à saluer à la musulmane ces deux sculptures. Je me sentais comme un hindou venu d'Asie et qui se retrouve devant le Tâdj-Mahall. J'avais devant moi deux parfaits exemples de motos issues de la plus grande tradition britannique. Cependant, le prix de l'une d'elle aurait nettement défoncé mon maigre budget.

Sans le savoir, j'approchais de mon but. Jean-Yves, pour qui la moto anglaise est un prétexte pour passer des nuits blanches, m'a permis de faire la connaissance de Mario Leblond, un gars qui a des connaissances techniques impressionnantes concernant la motos britanniques. Très technique, Mario a su cependant rester simple et très amicale. Lorsque je suis entré chez lui, j'ai eu une vision inoubliable: il y avait devant moi trois Triumphs et ...deux Norton Commando 850cc. La première était dans un état qualifié de "better than new". C'était la moto personnelle de Mario et toute la technique et le savoir faire du propriétaire s'y reflétaient: un bijou. Le prix serait encore une fois au-delà de mon budget.

La deuxième, une 1974, portait des couvercles et un réservoir de "Hi-rider" orange. Quelques petits travaux devaient être faits (freins, chaîne, pneu, shifter...) mais elle était complète et un très bon état visuel: pas de rouille (0%), frame totalement noir, chrome pas piqué (great!).

J'ai passé une soirée mémorable à parler avec mes deux comparses de moto et j'ai découvert deux gars qui ont exactement la même vision que moi sur le sujet. Cette nuit là, je n'ai pas pu dormir. Je voyais la "Commando 850 orange" à chaque fois que je fermais les yeux (j'là veux, j'là veux, j'là veux, j'là veux....).

J'ai fait une offre, on a conclu un accord, on a changé le réservoir et les couvercles pour obtenir un roadster, et ce Norton Commando 850 1974 est devenu mien. C’était la première fois que j'achetais une moto sans l'essayer. J'ai fait confiance à mes yeux et à Mario et je ne l'ai pas regretté.

Mon travail et mon déménagement à Sept-Iles ne m'ont permis d'essayer mon bécique qu'au printemps 1994. Ce fut une révélation complète. Le son, les vibrations, je revivais ma première soirée avec mon 350 lorsque j'avais 16 ans, mais en mieux. Jamais je n'avais conduit un pareil engin: tenue de route impeccable et précise, shifter à droite, kick strater only, roue avant qui tremble au idle: un vrai BÉCIQUE À GAZ. Je me sentais comme un ti-gars de 7-8 ans à qui on permet de prendre pour la première fois le guidon d'une tondeuse, l'impression de puissance était et est encore aujourd'hui très tangible. J'ai enfin trouvé le "Commando perdu" et je ne regrette pas mon choix. Et grâce au club, je sais que je ne suis pas seul.

Salut.
Michel Croteau


Article paru dans le journal "La tache d'huile", édition de Mars-Avril 1997